By Holger Schmitt-Hallenberg
Quand on parle de la naissance de l’opéra, on fait généralement référence aux activités d’un groupe d’aristocrates florentins qui commencèrent vers 1600 à monter des drames chantés. Leur projet n’était cependant pas d’« inventer » un nouveau genre musical, mais d’essayer de recréer le genre de déclamation qu’ils croyaient en usage dans l’ancien drame grec, et qui leur servit donc de modèle pour leurs propres entreprises dramatiques. Ils étaient guidés avant tout par les dramaturges et théoriciens anciens, en particulier les écrits de Platon et d’Aristote, dont la Poétique (vers 335 av. J. C.) demeura tout au long de l’époque baroque l’ouvrage sur la théorie dramatique le plus influent. Pour Aristote, le but de toute représentation théâtrale est en dernier ressort éthique : il faut mouvoir et magnifier les passions humaines (concept platonicien) de manière si intense que l’âme du spectateur soit purifiée de ces passions. C’est le processus qu’il appelle catharsis, et qui doit s’accomplir en suscitant la peur et la pitié. À cette fin, les actions individuelles sur scène ont besoin d’être transcendées en principes généraux : l’accent principal est donc mis non sur les personnages eux-mêmes mais sur leurs actions. Le héros s’élève d’abord par son hybris (généralement dépeinte comme une forme d’arrogance, de domination ou de cruauté) jusqu’à une apparente victoire, mais est finalement pun ipar Némésis, avec un événement catastrophique qui provoque la catharsis, pour lui comme pour le public.
L’application de ces idées au domaine de l’opéra se révéla d’emblée problématique. Les premiers librettistes ressentirent le besoin de se distancier de Platon et d’Aristote et de reconnaître que l’opéra est une forme artistique indépendante, différente de la tragédie, avec ses propres exigences et objectifs. L’idée d’exprimer des passions distinctes à travers la musique était un concept central (néanmoins très débattu) de l’opéra baroque. Cependant, dès la fin du baroque et avec les Lumières, l’esthétique de l’opéra se tourna vers le divertissement virtuose et une théorie des passions beaucoup plus vague. L. F. Hudemann (ami de J. S. Bach) s’interrogeait : « Qui serait prêt à payer pour être confronté à un affect terrible [sur scène] alors qu’il a suffisamment de raisons de trembler et de pleurer pour rien chez lui ? » L’idée décisive était désormais la sensibilité : « La musique ne cherche ni tristesse ni joie, ni pitié ni rage ; mais nous sommes néanmoins émus. De manière si délicate et imperceptible que nous ne savons pas ce que nous ressentons, que nous ne pouvons nommer le sentiment », écrit l’influent théoricien J. A. Hiller.
L’opera seria conserva cependant plusieurs concepts aristotéliciens, comme l’unité de lieu, d’action et de temps, les sujets héroïques ou la fonction de commentaire aphoristique des airs, qui reflète l’utilisation du chœur dans le drame grec. Et d’une certaine manière l’opéra sérieux garda aussi les aspects pédagogiques et moralisateurs du théâtre antique, essentiellement, désormais, dans une manière de résoudre le conflit entre amour et devoir. À cet égard les concepts d’hybris, de némésis et de catharsis ont survécu, rehaussés par le pouvoir émotionnel de la musique.
L’un des plus importants parmi les librettistes qui donnèrent sa forme canonique à l’opera seria dans la première moitié du XVIIIe siècle (avec Pietro Metastasio, dit Métastase, son successeur comme poète lauréat à Vienne) est Apostolo Zeno. C’est sur son livret éponyme de 1701 que Pietro Torri et Francesco Conti fondèrent chacun leur opéra Griselda. Torri écrivit son dramma per musica pour la cour de Munich en 1723, et Conti sa version pour Vienne deux ans plus tard. L’histoire de son héros central, le roi Gualtiero, reflète l’évolution de l’hybris à la catharsis de manière très typique : il a renoncé à son épouse Griselda en faveur d’une jeune princesse étrangère (dans l’air d’hybris particulièrement sombre, « Vorresti col tuo pianto ») mais est en fin de compte humilié par son amour et sa loyauté (récitatif et air « In te sposa mi uccido... Cara sposa, col tuo bel core »). Si Griselda plonge ses racines dans un texte italien classique, le Décaméron de Boccace, Admeto de Georg Friedrich Haendel remonte directement à l’ancienne tragédie grecque d’Euripide, Alceste. Celle-ci fut adaptée pour la scène dès 1660, et c’est sur ce vieux livret que les poètes de Haendel fondèrent leur propre version, créée à Londres en 1727. Ce fut l’un des plus grands triomphes du compositeur, en raison non seulement d’une distribution vocale spectaculaire, mais aussi de ses convaincantes études de caractère en musique. Admeto était incarné par le castrat Senesino, dont le talent pour l’expression pathétique en faisait le chanteur idéal pour ce rôle. Il fut particulièrement loué pour son interprétation de la première scène, présentée dans son intégralité sur ce disque (y compris la dramatique introduction instrumentale sur la scène ouverte) : le roi Admeto est étendu sur son lit, mortellement blessé, tourmenté par des rêves et des visions, essayant de trouver la paix dans son esprit avant de mourir. D’une manière typique de la tragédie grecque, son épouse Alceste se voit dire par une statue du dieu Apollon qu’Admeto ne peut être sauvé que par la mort d’un proche parent. Sa décision de mourir pour lui met l’histoire en branle. Haendel écrit un grand récitatif accompagné très expressif pour le roi tourmenté, suivi de l’émouvant air « Chiudetevi miei lumi ».
Senesino fut loué tout autant pour son incarnation du rôle-titre de Caio Marzio Coriolano d’Attilio Ariosti, créé à Londres en 1723. La partition comporte une magnifique scène de prison (situation cathartique très typique) pour Senesino, à propos de laquelle John Hawkins écrit dans sa General History of the Science and Practice of Music (1776) : « Elle est ouvragée au plus haut degré de perfection dont la musique est capable, et aurait, dit-on, arraché des larmes au public à chaque représentation » (récitatif accompagné et air « Voi, d’un figlio tanto misero »).
Dans le dramma per musica Adelaide de Giuseppe Maria Orlandini (Venise, 1729), on trouve non seulement un air d’hybris typique avec le virtuose « Già mi sembra al carro avvinto » pour le héros principal, Ottone (de nouveau écrit pour le castrat étoile Senesino), mais aussi un exemple d’air de némésis, dans lequel Everardo (le castrat alto Antonio Baldi) voit les forces destructrices du destin à l’œuvre dans une comparaison entre la chute d’un tyran et un arbre frappé par la foudre (« Alza il ciel » ). Georg Friedrich Haendel assista à au moins une représentation de cette œuvre à succès à Venise et utilisa le livret (attribué à Antonio Salvi) comme base pour son opéra Lotario, qu’il composa aussitôt après son retour à Londres.
L’aria d’ombra (air d’ombre) « Gelido d’ogni vena » apparaît à l’origine dans le livret Siroe de Métastase qu’Antonio Vivaldi mit en musique à l’origine pour un ténor (1727). L’opéra est perdu mais l’air est devenu si célèbre que Vivaldi le réutilisa pour l’un de ses opéras les plus appréciés, Farnace. (Il en existe une transposition authentique par Vivaldi pour castrat alto dans son opéra Argippo.) Cet air palpitant se situe à un moment cathartique crucial, quand Farnace apprend qu’il est responsable de la mort de son fils (qui, à son insu, a seulement été caché, et non tué). Dans une vision glaçante, il voit son ombre sans vie.
Temistocle est l’un des livrets moins connus de Métastase, mais sur lequel furent néanmoins composés environ vingt-cinq opéras différents. Le premier était d’Antonio Caldara, maestro di capella à la prestigieuse cour de Vienne, au théâtre de laquelle l’opéra fut créé en 1736. L’histoire se passe dans l’ancienne Perse : le général Temistocle, exilé de sa ville d’Athènes, doit se réfugier à la cour du roi Serse. Un conflit tragique naît entre la gratitude envers un ennemi de la Grèce et la loyauté envers son propre pays. Au début du troisième acte, il ne voit pas d’autre issue que de se donner la mort (« Ah, frenate il pianto imbelle »).
Domenico Sarro est un représentant typique de l’opéra napolitain, qui fait le lien entre la génération d’Alessandro Scarlatti et des compositeurs plus progressistes comme Leo et Vinci. Son Valdemaro (sur un livret plus ancien d’Apostolo Zeno) se passe en Scandinavie (« À la cour d’Upsala ») qui, pour un auditoire italien, était au moins aussi exotique que les pays d’Extrême-Orient. Valdemaro est le fils (fictif) de Ricimero, roi germanique romanisé, mort au combat au service de l’empire romain en 472. Valdemaro est marié à la princesse norvégienne Rosmonda mais secrètement amoureux d’une autre femme. À la culmination de ce drame triangulaire, Valdemaro (le castrat Gaetano Berenstadt) chante l’air moqueur « Quando onor favella » adressé à Rosmonda.
Les concepts d’hybris et de catharsis ne sont bien sûr pas limités à la mythologie et au théâtre antique. Des histoires avec une morale similaire apparaissent dans de nombreux textes bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament ; la conversion de Saul dans les Actes des Apôtres en est un exemple important. On trouve un récit analogue dans les célèbres Confessions autobiographiques de saint Augustin (354-430). L’ouvrage fut transformé en pièce qui servit de base au livret de l’oratorio La conversione di Sant’Agostino de Johann Adolf Hasse (Dresde, 1750). Le thème central n’est pas la conversion de saint Augustin mais son entière soumission à la volonté de Dieu. L’air « Or mi pento » est la culmination d’un immense monologue dans la deuxième partie de l’oratorio qui se termine par sa décision de renoncer à tous les plaisirs terrestres. Hasse décrit son trouble intérieur et sa paix « avec la plus noble simplicité et calme grandeur » (C. F. Rellstab), parfaitement dans l’esprit de cette nouvelle ère de sensibilité au milieu du siècle où le public voulait être ému mais non terrifié.